AGADIR JUIN 2021 GODZILLA VERSUS ELVIS
/// BICHE PROD /// GUILLAUME BARIOU / SOFIAN JOUINI / KARIM BOUHEUDJEUR /
JOURNAL DE BORD PAR ANAIS ALLAIS
19 juin 2021
Aéroport de Nantes. Première occasion de prendre le ciel depuis mars 2020. Bien cru qu’on n’y arriverait pas avec les nouvelles règles du jeu des cotons tiges et des frontières. C’est pas grave. Le Inch Allah s’est mondialisé depuis le virus. On ne s’accroche plus aux projections, si ça arrive tant mieux, sinon tant pis. Attente sereine à l’aéroport mais longue, très longue, extrêmement longue. Moins de personnel, moins d’anticipation, moins d’organisation. Les files ne sont pas claires et n’avancent pas. Rien ne semble prêt à recommencer. Comme si personne n’y avait vraiment cru à cette réouverture. Un vieux crie « c’est de la rapacerie ! » quand une agente lui explique qu’elle n’a pas de monnaie et que c’est à lui de se débrouiller. Nous on parle de poulpes et d’orques. On essaie de lire des poèmes sur Agadir accoudés à nos valises qui bougent de 5 cm tous les quarts d’heure. Les plus jeunes attendent, blasés, et les plus vieux s’égosillent, exaspérés. Qu’on ne s’avise pas à leur demander une ou deux patiences de plus.
Atterrissage à Agadir. Il est 18h, la température extérieure est de 28 degrés. Petite danse des contrôles. Guillaume et Sofian sont rodés, et s’accordent en live sur ce qu’ils ne savent pas devant la douane. C’est leur troisième voyage ici et ils savent accéder direct au niveau 3 de ce jeu . Quel numéro de rue votre adresse ? Nous n’avons pas de numéro de rue. Guillaume se tourne vers Sofian : 31 c’est ça ? oui, 31, c’est ça, exactement. Karim se fait interroger à chaque étape. Tu es marocain ? Algéro-marocain. Le père ? La mère ? algérien, marocaine. D’où ça en Algérie ? De Chlef. Et tu viens faire quoi ? Danser, prendre des photos. Tu voyages avec qui ? Bariou, Jouini, Allais. Tu vas travailler à l’Institut Français ? Oui. Tu voyages avec qui encore ? Bariou, Jouini, Allais. T’as un drone là-dedans ? non. Si, tu as un drone. Non j’ai pas de drone. Ouvre. Voilà. C’est quoi ? Un vidéo-projecteur. Combien ça coûte ? 500 euros. Tu sais que tu peux trouver ça à moins cher ? Euh oui. C’est bon tu peux y aller. Guillaume a passé le dernier contrôle sans aucune fouille, le menton à l’air et les pattes bien blanches. Le loueur de voiture fait une gueule de 10 pieds de long. Il nous regarde à peine. Il tend les papiers à Guillaume après toutes les vérifications d’usage et lui dit, droit dans les yeux, avec enfin un sourire sur le visage : le réservoir est complètement vide. Il enfourche son vélo, au bord du fou rire. 20 mètres plus tard un flic nous arrête et nous demande de nous ranger sur la droite. Bonjour, les papiers du véhicule et vos passeports. Interrogatoire pour Karim en arabe. Tu es marocain ? Algéro-marocain. Le père ? La mère ? algérien, marocaine. D’où ça en Algérie ? De Chlef. Vous êtes là pourquoi ? Institut Français. Il y avait un stop juste derrière vous. Ah bon ? oui oui et vous l’avez pas marqué. Mais il est pas clair ce stop. Peut-être mais vous ne l’avez pas marqué. C’est 400 dirham. Et il éclate de rire. Alors on éclate de rire. Il arrête de rire. On continue de rire. C’est 400 dirham. On arrête de rire. C’est une blague monsieur ? Vous avez grillé un stop. Il se remet à rire. C’est une blague on redemande. C’est 400 dirham, ça va, chez vous c’est 700 euros. Mais enfin monsieur on va pas payer ça ! Alors comment on fait ? Silence dépité dans la voiture. Sortez du véhicule Mr Bariou. Triple vérification des papiers, petite main dans le dos. Allez bon séjour et faites attention, ici y’a beaucoup d’arnaqueurs, on peut emboutir votre voiture juste pour toucher l’assurance. Au revoir. Au revoir. Guillaume et Sofian se repère dans la ville comme s’ils l’avaient quittée la veille. De vrais saumons qui savent toujours remonter à la source souhaitée. On va récupérer les clés de la villa Gauguin qui sera notre « home sweet home » pour 10 jours et on file sur le remblai boire une bière avant le couvre-feu. En face, sur le versant d’une colline qui nous fait face, il est écrit en lettre quasi hollywoodienne « Dieu Le Roi La Nation ». Désolé le patron est mort, on ne sert pas d’alcool par respect pour sa mémoire. Après 4 échecs on trouve enfin un endroit. On commence à parler du séisme du 29 février 1960 qui a détruit la ville et tué plus de 12000 personnes. C’est le début de notre histoire. C’est le commencement choisi. Comment se reconstruit-on ? Quel imaginaire nait de la catastrophe ? Par quel bout prendre les interviews ? Comment entrer dans l’intime face à aux garants d’une mémoire devenue légende ? Il n’y aura pas assez de temps pour tout ça, c’est sûr. Dans 9 jours nous devrons présenter un travail sur le plateau de l’Institut et la matière se niche dans les rencontres que nous ferons ici et de la sédimentation de leurs deux derniers voyages. Sortir des modes de production habituel, se déplacer dans nos geste artistiques, ne pas tout tendre vers une efficacité attendue mais rendre compte du chemin. Comment la carte de la ville, ses points d’orgues historiques et les visages qui la composent vont infuser dans nos imaginaires. Je me rends compte à quel point l’occasion est rare de vivre ça. Allez voir ailleurs si on y est, aller voir ailleurs comment ça vit et s’imposer de nouvelles règles.
20 juin 2021
Casbah, sur les hauteurs d’Agadir. Site interdit. Veuillez respecter les morts nous dit un gilet orange fluo. Sofian s’illumine à cette phrase. Les fantômes sont enfin considérés. Ils vont pouvoir sortir des décombres. La ville accompagne leur recherche et vice versa. On marche dans les pierres. On contemple la ville, d’en haut. On contemple les ruines. La ville et les ruines, la ville-ruine. Tu vois cet endroit où il n’y plus rien que de la terre ? tout s’est effondré, rien ne s’est reconstruit, aujourd’hui on y passe son permis de conduire et on y brûle des déchets. Sofian danse dans les trous. Karim le filme. Guillaume ramasse des pierres et les déplace. Ils appellent ça du « jardinage ». Ils parlent la même langue. Un bus de tourisme arrive. Des femmes noires chantent à l’intérieur. Karim filme toujours. Si c’est trop tard pour hier, faire mémoire aujourd’hui. Tout photographier. Tout filmer. Créer des traces. Beaucoup. Trop. Les stocker dans des disques durs et des cartes SD. Les ranger dans des sacs à dos Quechua. Créer le moment présent de toute pièce pour en garder la trace. A quoi pense Sofian quand il danse. Après leur premier voyage ici, il dû se faire dé-marabouter. 11 entités et 3 âmes en peine qui aurait élu domicile chez lui on lui a dit. Sofian a le sens de l’accueil, il fait à manger pour tout le monde. Les esprits aiment les plaisirs simples on lui a dit. Des pierres. Des tractopelles. Des trous. Un chameau. Des bouteilles d’eau partout. Artefacts pour génération futures. Des femmes qui chantent. Une jeune femme qui crie un « la chute ou la gloire » sorti de nulle part. Karim installe un plan fixe dans cette espèce de théâtre de pierre. On essaie de « s’ébouler », de faire forme, d’habiter les pierres. On s’égratigne un peu. Qui a eu cette idée de merde dit Karim. On fait, peu importe pourquoi pour qui mais on fait, ça fera peut-être sens après. On ne s’intéresse aux causes qu’après les conséquences, c’est pas moi qui le dit c’est Vinciane Despret. « c’est pas un film c’est de l’ââârt » répond une nana à sa copine qui se questionne sur ce qu’on fabrique avant de reprendre la navette vers le centre. Mais de l’intérieur je me demande pourquoi je le fais pas plus souvent. Faire « n’importe quoi ». Je me dis qu’il faudrait ritualiser ce genre de moment plus souvent pour vraiment habiter un lieu. Faire de tout lieu un terrain de jeu et d’imaginaire.
Direction marché aux poissons. Dès qu’on met le pied dedans tout le monde s’affaire autour de nous. De la nourriture dans un bocal à poissons. Tout le monde nous incite à aller dans sa parcelle. Viens ici ! Parcelle 5 ! Non venez chez moi au 20 ! non au 17 ! Au 8 ! Au 15 ! On choisit la 13 parce que Guillaume est né le 13 mai. Tout le monde applaudit Hassan Houcine l’heureux gagnant. C’est la tombola du touriste. On est les pions de leur roue de fortune. L’économie en a pris un coup depuis le covid. Notre quatuor marche bien, on rigole, se raconte mais on retombe toujours sur les pattes du projet qui nous a réuni, on ne quitte jamais longtemps son épicentre et si on le quitte c’est pour mieux y revenir. Sofian et Guillaume sont fascinés par le cycle de la mémoire, par ses sédimentations. C’est beau de les voir prendre soin de ce que les gadiris ont sous leur pieds et ne voient plus. Devoir de mémoire versus droit à l’oubli. Deux français qui se donnent la mission de réveiller des morts avec qui ils n’ont aucun lien, à des kilomètres de chez eux. Encore un coup de dé. Deux hommes dé. Et Karim et moi nous sommes leur premier lancé, leur naïveté retrouvée, celle qu’ils avaient la première fois qu’ils ont posé les pieds ici. Ils nous amènent ensuite dans le cimetière des victimes du séisme, la fausse commune, le cimetière musulman… Il y a des pierres à perte de vue. Impossible de savoir lesquelles pointent un corps et lesquelles sont arrivées là par pur hasard. Dans le doute on fait le tour en équilibre sur le muret qui les enclave. On grimpe et Karim filme. Devant moi Guillaume et Sofian disparaissent dans la forêt de cactus qui surplombe le cimetière, derrière moi deux petits chiots nous rattrapent et aboient parmi les tombes. L’effet miroir est parfait. Il y a de l’enfance partout autour. Tout à l’air suspendu ici, pas mort. Il y a des milliers de cadavres sous nos pieds à des kilomètres à la ronde et étrangement je ne trouve pas ça chargé mais calme, serein. La terre dort et personne ne sait quand elle va se réveiller. Dans une heure, dans cent ans. On reprend la route pour Anza, un quartier « malfamé » selon certains croisés ici ou là. Les gars y étaient allés il a deux ans et ils y avaient trouvé leur petit Eden. Ça a bien changé apparemment. Ils n’en reviennent pas de la métamorphose en si peu de temps. Une plage à perte de vue, des cafés, des familles posées partout. En 2014, dans cet endroit sorti de Mad Max, ont été découvertes des empreintes de dinosaures datant de 85 millions d’années. Elles ne sont visibles qu’à marée basse. Sur la plage, on y rencontre Samir avec son gilet jaune et ses chaussures en plastique, il est payé 2000 dirham par mois par l’état pour faire parler les empreintes en donnant des explications à qui veut. Il s’est formé sur google. Il va jusqu’à imiter la démarche des dinosaures en se basant sur leur morphologie supposée. Pointe des pieds, bassin rentré, tête en arrière et petites mains tombantes au niveau du torse. Il ne se contente pas d’expliquer les dinosaures, il les incarne littéralement. Il y a de l’enfance partout. Il ne quitte le site qu’une fois la marée parfaitement haute et il rentre chez lui où l’attendent ses animaux. Il a toujours un violon avec lui, posé sur un coin de rocher. Parfois il dessine des dinosaures sur le sable. Des œuvres éphémères que la marée engloutit chaque jour. Il a un visage sans âge, il vit dans tous les temps. Il est trait d’union entre la mer et la terre, entre l’enfant et l’adulte, entre la préhistoire et la science-fiction. Il habite son lieu. Il est le lieu. Avec sa voix d’oisillon, il nous dit qu’il faut se briser le cœur pour avoir des sourires et qu’il faut faire exploser l’amour dans Anza. C’est un chimiste, un chercheur, un artiste déguisé en fonctionnaire de l’état marocain. Quand il vous tient il ne vous lâche plus, c’est un affluent de l’océan, il est immense et minuscule et à son contact, on entre dans une quatrième dimension. Les gars ont une interview téléphonique avec Rennes à la tombée de la nuit pour parler du projet, de ce qu’on « bouine » ici. On s’installe dans la voiture, face à la mer, à l’abri du vent. Samir joue du violon derrière. Ça sonne faux, très faux, mais il nous explique ça ne l’intéresse pas de jouer des notes qui existent. Sofian est sorti de la voiture pour aller « jardiner » sur la plage, c’est à dire danser et habiter le lieu. Des daronnes viennent le salamalikoumer et Guillaume, toujours au téléphone avec Rennes, commente tous les faits et gestes de Sofian en anthropo-éthologue. Les rennais veulent parler à Samir, ils lui demandent si le roi vient parfois à Anza. Il leur répond que quand sa majesté vient faire du jet ski par ici, c’est-à-dire tous les 3, 4 ans, les gens partent à la nage avec des cartes d’identité dans une enveloppe étanche pour les remettre à sa garde rapprochée et espérer avoir du travail en tant que militaire ou dans la police. En rentrant on se fait arrêter par un flic pour avoir grillé un feu rouge. Quand il a rempli la contravention j’ai imaginé sa carte d’identité flotter sur l’océan.
On rentre à la villa Gauguin, des fourmis bodybuildées aux grosses fesses grouillent partout. On les appellera les Kim Kardashiantes.
Avant de dormir, Guillaume nous fait une démo de funk blanc et nous montre des vidéos de Sinclair. Karim a toujours faim. Sofian fait à manger pour tout le monde.
21 juin 2021
Cinéma Salem. Lieu récurrent dans les récits de Guillaume et Sofian, point d’orgue du projet. Le soir du séisme, Godzilla y aurait été projeté et les spectateurs présents, tous survivants, ont cru que le monstre s’était échappé de l’écran pour détruire la ville. Dans la sidération/catastrophe, il n’y a peut-être plus de frontière entre fiction et réalité. Et il y a de l’enfance partout. C’est pour ça que leur projet s’appelle Godzilla versus Elvis, parce que dans un autre cinéma était projeté le même soir un film avec Elvis : King Créole. Et dans leur légende, c’est Godzilla qui gagnerait à la fin. On arrive devant le Salem, Il n’a pas bougé depuis la catastrophe, depuis cette soirée du 29 février 1960. Un petit monsieur vend des malboros devant sur une petite table en bois. Les gars le reconnaissent, c’est lui qui leur a fait visiter le lieu il y a deux ans. On lui demande si on peut rentrer et prendre des images. Il dit non de la tête. On insiste, il redit non de la tête. On lui montre l’autorisation officielle de prises de vue signée par le wali (préfet), il reredit non. Bon. Un monsieur posé au café d’à côté intervient, ils parlementent tous les deux en arabe pendant cinq minutes. On comprend que le nouveau venu lui explique que s’il nous ouvre on lui filera sûrement un petit billet. Il se lève et lâche ses marlboro. Je m’appelle Houcine, enchanté . On entre dans ce qui était le hall d’accueil du cinéma. Aujourd’hui il y a des tondeuses à gazon entreposées pour dépanner un ami qui les vend, un matelas par terre, des médicaments dont des piqures d’insuline sur un petit tabouret et des vieux cartons dispersés ici et là. Il nous montre les anciennes toilettes, l’ancienne billetterie, les compteurs électriques, les arrivées d’eau. Le plafond s’effrite et s’est effondré par endroit. Il y a des ordures par terre et des oiseaux piégés dans l’air. A l’époque Houcine était projectionniste. Et il vendait les billets. Et il faisait la maintenance. Guillaume lui demande quel film était projeté pendant le tremblement. Il répond King Kong. Vous êtes sûr ? oui, oui, King Kong. Merde, le seul élément de costumes qu’ils ont ramené de France, c’est un masque de Godzilla. On fait le tour, on ingère une quantité de poussière impressionnante. Karim a du mal à prendre des images, on s’éclaire à la lampe de nos téléphones. Houcine nous parle de Bruce Li, de Jean « Marié » mais on ne ressent aucune nostalgie chez lui. Le cinéma c’est fini, c’est comme ça. On retrouve des vieilles pellicules devant feu l’écran, on les enroule et on les met dans nos sacs. Karim part en courant avec sa caméra dans la main, il se fait attaquer par un gang de puce. On rentre se laver à la Villa et on repart tenter une nouvelle fois notre chance à la Casbah pour filmer les fouilles, avec l’autorisation du Wali en poche cette fois. On la montre à un gardien, il nous dit d’appeler le chef de chantier qui refuse. On nous dit d’appeler l’architecte qui appelle le chef de chantier qui refuse toujours. L’architecte nous dit d’appeler l’Institut Français pour qu’ils appellent le Wali pour qu’il appelle un caïd ou un pacha pour qu’ils appellent eux-mêmes le chef de chantier. On abandonne. Un des gardiens au gilet orange nous offre un thé pour s’excuser de l’accueil, tout le monde l’appelle Ghrib (« étrange » en arabe). C’est une femme sahraouie qui lui a un jour donné ce surnom. Une femme du Sahara, pas une sahraoui du Sahara occidental parce qu’ici personne ne parle de ça, de la colonisation du Maroc sur ce territoire, et la guerre qui en découle est un tabou. En période touristique, Ghrib propose des balades sur son chameau nommé Jimmy. Mais avec le Covid il n’y a plus personne et il laisse Jimmy errer seul toute la journée autour de la casbah. Il ne quitte jamais le quartier, il va en ville uniquement pour acheter de la nourriture pour ses animaux. Il y a quelques années il a tenté de partir en Italie pour vivre autrement mais il s’est fait arrêter en Libye. Il a vu et vécu les violences sexuelles, l’esclavagisme. Par chance il a réussi à faire machine arrière et il est retourné vivre avec ses chiens, son chameau et son poney. Depuis, il ne rêve plus de départ.
On parle du cimetière d’Agadir. Il nous explique que la diaspora juive partie en Israël ou ailleurs revient toujours saluer ses morts et consulter ses marabouts restés à Agadir. Les enfants doivent prendre soin de leurs défunts et leur rendre la vie plus douce là-haut. C’est comme ça. Les musulmans, eux, viennent 3,4 ans se recueillir, et ne reviennent plus. Chacun son rapport à la mort. Chacun fait comme il peut.
Il nous parle d’un homme noir qui erre toujours autour des remparts. Il a survécu au séisme mais y a laissé un bras et une jambe. Avant les travaux il faisait des visites pour les touristes et maintenant il erre autour de son drame passé qui était devenu son gagne-pain. Il nous parle d’un autre homme, Hussein, qui vit sur un petit terrain à côté, à O’fellah, au milieu de rien. On y va. Il y a trois petites maisons en pierres avec le strict minimum à l’intérieur. Tout autour encore des travaux pour construire ce qui va devenir un immense parc d’attraction, « Agadir Land ». On demande à voir le fameux Hussein, on tombe chez son voisin qui nous amène jusqu’à son fils qui appelle sa fille qui nous fixe un rendez-vous pour le lendemain 10 heures avec son père. Elle pense qu’on est des descendants des victimes du séisme qui cherchent à creuser leur histoire. Ce ne serait pas la première fois que la génération actuelle tente un rebrousse chemin.
Le soir, Fête de la musique à l’institut français. Musique Gnawa. Régime alimentaire de Sofian : olives, amandes torréfiées, olives, pain de seigle à l’huile d’olive, fruits, carottes crues, amandes torréfiées, camomille, bières. Le nôtre : pâtes au thon et au ras el hanout, boulette de sardines, bières.
22 juin 2021
Direction chez Hussein à O’fellah mais plus de voiture en sortant de la maison. À la fourrière. Hors de question de louper le rendez-vous donc Sofian va acheter des fruits pour ne pas arriver les mains vides et on saute dans un taxi. Le petit monsieur nous attend dans sa petite maison. Il a le visage « sédimenté », une cartographie de rides et un voile sur ses yeux bleus. À l’entrée une carte de la casbah avant le séisme. Il nous pointe du doigt un immeuble. Le sien. Aucun survivant ici sauf la femme de ménage qui étendait le linge sur le toit. Lui a perdu 6 frères. Il dit qu’il a 80 ans mais ne sait plus vraiment quelle année il est né. Il finit par nous dire 1938 après un long silence. 83 ans donc, il a arrêté de compter. Il a eu son certificat d’étude en français mais a tout arrêté pour devenir menuisier et subvenir aux besoins de sa famille. Guillaume lui demande quel aurait été son rêve s’il avait pu continuer ses études. Il réfléchit longtemps et finit par nous répondre qu’il aurait de toute façon voulu être menuisier puisqu’il a toujours été amoureux du bois, de l’odeur du bois. Depuis ma naissance je cours, il nous dit. Si je m’arrête, ça va pas. Le soir du séisme c’était le premier jour du ramadan, 5 minutes avant la fatale secousse, il sort parce qu’il a trop chaud, parce que c’est irrespirable de chaleur dans sa maison. Il veut aller au cinéma mais finit par ne pas avoir le courage d’aller s’y enfermer… Il traine à l’entrée de la casbah et se rapproche de l’eau pour prendre une bolée d’air frais. C’est à ce moment-là qu’il voit une lumière bleu rouge verte sur la mer et que quelques secondes plus tard il voit son immeuble s’écrouler sous ses yeux avec ses frères dedans. Il court 6 km prévenir un cousin et revient extraire seul, à bras nus, les survivants… Il dit que des choses magiques se sont produites cette nuit-là. Comme une voix dans sa tête qui lui a soufflé le nom d’un de ses voisins. Il court à l’emplacement de sa maison et voit juste une tête sortir des décombres… Il l’en extrait, il est sain et sauf, à quelques minutes près il serait mort étouffé par la poussière. Ou encore l’histoire du lit de ce couple de voisins expulsé à plusieurs mètres de leur maison, ils dormaient encore quand il les a trouvés. Ce qui était construit en bois, comme le casino, ne s’est pas effondré. Il faut peut-être aimer le bois, l’aimer très fort comme lui, pour survivre à un séisme. Il nous explique que la Casbah c’était comme un domino géant à cause des toilettes et des réserves d’eau creusées. Elle était trouée de partout c’est pour ça qu’elle s’est effondrée comme ça. Aujourd’hui il y a toujours des morts là-dedans et selon lui l’odeur des corps ensevelis ne partira jamais. Sofian le fait parler de son amour pour le cinéma. Il nous explique que pour pouvoir s’acheter une place, il se levait très tôt le matin, avant le travail, pour aller pêcher et vendre ses poissons sur le marché. Il est allé voir comme ça Le jour le plus long, L’île mystérieuse, Libre comme le vent, Ça va barder… Après le séisme il a vécu plusieurs mois dans les camps de réfugiés. L’international s’est mobilisé pour les aider. Du jour au lendemain, il n’y avait plus de riches, de pauvres, tout le monde a reçu la même somme d’argent en aide. Les riches repartaient de zéro, les pauvres avaient un nouveau capital. Le soir, sous les tentes, ça chantait. Il dit qu’il est très fier de la Belgique qui a aidé énormément. De la Suisse aussi, il est très fier de la Suisse. Des européens, des pays voisins, il en est très fier. Il est très fier de tous ceux qui ont aidé. De nous aussi tiens, il est très fier de nous aussi qui nous intéressons à cette histoire. Lui il veut juste vaincre sa vie, la jeunesse il n’en a jamais vraiment voulu parce qu’au final elle ne laisse que la vieillesse. Aujourd’hui, il travaille encore, il vit bien dans sa petite maison dans la nature mais le soir il ne veut plus dormir à Agadir, il a trop peur que ça recommence. Les secousses, même petites, il les sent toujours. Aujourd’hui il y a un sanglier qui l’embête, il pense que c’est parce qu’avant il chassait, et que la nature se venge. C’est normal, de bonne guerre. Il dit que le covid, c’est arrivé pour frapper les riches comme les pauvres. Pour rappeler que l’humanité c’est l’humanité, que les vies sont égales face à un virus. Il pense que maintenant tout va s’améliorer, il le dit une dizaine de fois, que tout va s’améliorer maintenant. Il n’a pas de portable parce qu’il n’a pas le temps de bavarder, qu’il n’a jamais bavardé dans sa vie, sauf là, maintenant, avec nous, où il bavarde depuis plus d’une heure maintenant. Le taxi nous attend pour repartir et sa fille Fatima arrive avec des gâteaux à ce moment-là. Karim fait une photo de groupe et un portrait d’Hussein. Fatima demande à Karim d’où il vient, elle lui dit que c’est très rare le mélange algéro-marocain. Il hausse les sourcils et rigole. On finit par planter le taxi et par rentrer avec elle en voiture jusqu’au commissariat pour récupérer la voiture à la fourrière. Elle n’aime pas le Maroc, tout est trop compliqué ici, l’administration, le rapport absurde à l’autorité, le regard des voisins sur tous ses faits et gestes. Et en tant que femme je lui demande. Je comprends pas ta question elle me répond. Elle nous donne un sachet de gâteau, nous dépose au commissariat et file donner à manger à son mari. Guillaume et Sofian gère la fourrière et Karim et moi on rentre à la villa. Il me raconte son histoire, ses quelques années au bled, près de Chlef, quand il était gamin, « enlevé » par son père quand il avait deux ans, la lutte de sa mère pour les récupérer lui et son frère, et les ramener en France. A Chlef aussi un séisme a détruit la ville en 54. Mon grand-père y était. Celui de Karim aussi probablement. Il se sont peut-être retrouvé à errer ensemble parmi les ruines et les cadavres à ce moment-là. Et nous on se retrouve à Agadir, encore avec une histoire de terre qui explose à la gueule d’un peuple.
A 16h rendez-vous à l’Institut français pour rencontrer Mohamed Bajalat, le président d’Izorane (racines en berbère), une association créée en 2010 pour perpétuer la mémoire du séisme. Les gadiris qui partaient à l’étranger partaient avec un bout du patrimoine, il fallait faire quelque chose selon lui. On le retrouve dans le bureau de Merieme, il ne veut peut pas faire d’interview tout de suite, il veut d’abord prendre un café avec nous pour sonder nos intentions. On sent tout de suite que c’est lui qui modérera la rencontre, qui distribuera la parole, que c’est une sorte de Parrain ici. Pendant que Guillaume lui explique le projet il regarde soit ailleurs soit sa montre, se passe la main sur le visage. Quand son téléphone sonne il décroche, que ce soit au milieu d’une phrase ou non. On comprend que son attention, elle se gagne et qu’il va falloir faire preuve de persévérance pour l’obtenir. Il est irrité d’entendre toujours que cette ville n’a pas de passé, que cette ville n’aurait pas d’âme. Le fameux dicton populaire « Agadir, rien à dire ». Agadir est plus vieille que Casablanca. Il veut que cette tragédie devienne un support de transmission entre générations. Le Maroc avait 4 ans quand c’est arrivé. Il venait juste de sortir du protectorat et de gagner son indépendance. C’était très dur, une telle épreuve, si tôt. Dès le lendemain du drame, la température est passée de 22 degrés à 40 donc il y avait un fort risque d’épidémie. Les dommages collatéraux du tremblement de terres se multipliait, partout. Le Roi Mohamed V a dit alors « Si le destin a voulu la destruction d’Agadir, sa reconstruction sera due à la volonté et à la foi de son peuple. ». Au bout d’une semaine ils ont décidé d’arrêter les recherches sous les décombres, considérant que personne n’aurait pu survivre si longtemps. Certains sont restés plusieurs jours bloqués dans leur chambre ou leur cuisine attendant les secours. Il s’agit du deuxième drame pour la peuple juif après l’holocauste. 1600 âmes avant la catastrophe, 110 aujourd’hui. Depuis ils se retrouvent entre rescapés. Lui avait 5 ans le 29 février 1960. 4 ans et 7 mois il précise. Et il se retrouve à la présidence d’une association de la mémoire avec des gens qui avait 18, 20 ans à ce moment-là. Son besoin de nommer aujourd’hui semble proportionnel à son incapacité à conscientiser le drame à l’époque, étant trop jeune. Il est le grand garant d’une mémoire d’un évènement dont il ne lui reste que des flashs. Tous les 28 février, un curé, un rabbin et un imam font une prière collective à la casbah. Mohamed nous raconte, comme une immense confession, qu’il est allé voir un psy et que ce psy a fait une analogie entre ce qu’il a vécu et un viol. Comme si la terre l’avait violé. Aujourd’hui il n’arrive plus à faire la différence entre son récit et celui des autres. Ils sont tous devenus les tentacules d’un même poulpe. El Hadj, lui, nous raconte que quelques années avant le séisme il a eu un accident de voiture et que dès qu’il entendait un coup de frein il avait un haut le cœur, puis que le trauma du séisme a remplacé le trauma de l’accident. La valse des traumas. En 84 ils ont senti des secousses supérieures à 3,5 sur l’échelle de Richter. A ce moment-là, pendant une semaine, Mohamed a passé ses nuits en voiture, dehors, avec sa mère, en attendant que la menace disparaisse. De temps en temps ils utilisent les panneaux publicitaires de la ville pour afficher des photos avant/après le séisme et sensibiliser contre les constructions en verre sur les collines que Mohamed considère comme absurdes même si c’est sensé être para sismique. Il regrette que les jeunes ne s’intéressent pas à ça. Il voudrait que le projet de Guillaume et Sofian permette un électrochoc pour les jeunes générations. Il voudrait que les gadiris se rendent compte que leur ville peut être détruite dans 1h comme dans 100 ans. Il voudrait que tous les gadiris vivent comme lui, dans la conscience d’un possible effondrement soudain. El Hadj reprend la parole pour nous dire que le jour du séisme il y avait une lumière magnifique. Il jouait au foot lors de la première secousse, mais ça n’a affolé personne. Ils ne savaient pas qu’une secousse pouvait en annoncer d’autres les heures d’après, beaucoup plus violentes, qu’un séisme n’arrive jamais d’une traite, qu’il y a toujours des avertissements, des signes annonciateurs … Le soir il s’est endormi et a été réveillé par le sol qui s’est ouvert sous son coprps. Son frère, à côté de lui, est mort probablement sur le coup, lui est un miraculé, à quelques minutes près il mourrait asphyxié. Sa mère lui a demandé de courir à la boutique où son père travaillait encore. Sur le chemin ils croisent des amis, il s’arrête et si perturbé qu’il était, il a oublié où ses pas devait le mener. Un de ses amis lui dit « Et ton père ? », et il reprend sa course jusqu’à la boutique, ou plutôt jusqu’à son emplacement parce qu’il n’y avait plus qu’un immense tas de pierre, et son père en dessous. Mohamed le coupe subitement et nous lance : « moralité : dormez toujours avec une bouteille d’eau à côté de votre lit ». Aujourd’hui les failles qui sont actives sont dans l’océan c’est elles qui vont un jour, à nouveau, détruire Agadir. C’est là que se trouve l’épicentre, sous l’eau. Sofian demande à Mohamed : « si la mémoire que vous portez était un objet ce serait quoi ? ». Pour la première fois, Mohamed ne déroule pas. Il réfléchit longuement en regardant son verre de thé et se lance timidement : « sur un puis, ce serait les cicatrices des différentes cordes lancées et qui frottent sur la poulie. »
Agadir, ça veut dire « grenier qui surplombe la ville », de sorte à ce que tout le monde puisse avoir un œil dessus. C’est là que les gens, avant les banques, entreposaient leurs objets de valeurs ou leurs attestations de biens roulés et glissés dans des roseaux. C’est dans l’Agadir que l’on mettait tout ce qu’on a de plus cher.
Le soir on décide de retourner voir Samir et ses empreintes. On veut le filmer, l’interviewer, et lui proposer de faire une impro de danse sur la plage avec Sofian autour de la démarche de ses dinosaures. Guillaume lui dit que ça ressemble à Godzilla. Peut-être que oui peut-être que non il lui répond, attention, on ne sait pas bien s’il a vraiment existé, on n’a pas de preuves, pas d’empreintes retrouvées qui attestent de son existence. Définitivement aucune frontière entre réel et fiction chez lui, c’est fascinant. Ses parents étant au cinéma Salam le soir du séisme. Il nous confirme que c’était bien Godzilla qui passait ce soir-là, pas King Kong. Petit sourire de soulagement sur le visage de Guillaume. Sans transition il nous parle de djinns et d’une histoire de colonne qui, si tu la visualises les yeux fermés et que tu la grimpes mentalement, peut t’emmener partout dans le monde. Il a une amie qui est partie en Espagne et aux Etats-Unis comme ça. Il nous raconte son bonheur d’avoir choisi une vie simple avec la mer, les empreintes, ses animaux et pas d’argent. Depuis tout petit, tout le monde l’appelle Mowgli de toute façon. Lui rêve de vivre tout nu sur sa plage, mais il supporte quand même son gilet orange et ses sandales en plastique transparent. Karim le filme faire le dinosaure avec Sofian après le coucher du soleil. Ça dure une heure. Pendant ce temps avec Guillaume on mange des popcorn achetés à un gamin sur la plage en arrivant. On regarde les Godzilla sur écran de mer. En observant Samir, on se rend compte qu’il fait probablement ça régulièrement, seul sur la plage. A la fin il nous demande de lui envoyer les vidéos pour les montrer à ses enfants si un jour il se marie et qu’il en a. Ce serait la plus grande des fiertés pour lui de leur montrer que leur père a un jour été un dinosaure sur sa plage.
PS : LES JOURS QUI ONT SUIVI
Les jours qui ont suivi, je vous laisse les imaginer, entre océan et Casbah, Souk et salle de répétitions de l’Institut Français, tajines et grillades de poissons, en vous invitant à écouter cette chanson :
Immensità de Andréa Laszlo De Simone
Lors de la représentation à l’Institut Français du 27 juin, Mohamed et toute l’association Izorane, Samir sans son gilet fluo, Fatima et son père Hussein étaient là. Il est descendu de sa montagne en robe berbère. A la fin, il est allé voir Guillaume et Sofian et leur a dit « merci, vous m’avez rappelé le passé, et vous m’avez aidé à l’oublier. »